§IAMOISES : a work in progress... Intermède 2
Le Vampire Actif
présente...
§iamoises, Patrick Dao-Pailler
Partie I, chapitre 6 : fragment
§§§
Lucy
J’ai rêvé et j’ai écrit mon rêve. Pour le lui faire
lire. Je n’aurais pas pu lui raconter. Elle aurait fait mine de ne pas
entendre. Mais lire, elle ne peut pas s’en empêcher. Les mots écrits grimpent et
s’engouffrent en elle. Elle s’offre à eux sans résistance.
Nous sommes sur terre. Une portion de globe. C’est comme ça que je perçois tout
d’abord les choses, de très haut, comme si j’arrivais de l’autre bout de
l’univers. Ce que je vois ensuite, tout autour de moi, c’est un petit morceau
de monde qui se rejoue à l’infini, comme pris en sandwich entre deux miroirs. (Je
creuse ici dans mon impression première.) Au début du rêve, tout un monde t’est
donné d’un seul coup. Dès la première image tu sais où tu es. Pas de scène
d’exposition comme au théâtre. Ce qui va se jouer, tu ne le sais pas encore,
mais tu sais là où ça va se jouer. Tu connais les règles de ce monde, ses lois
naturelles, ses lois relationnelles. Ce monde du rêve que tu habites, tu en as
une connaissance infuse, intime.
Là-bas, il n’y a que des siamois. Tout marche par deux. C’est un monde fait
ainsi, conçu pour les siamois. J’étais un peu étonnée de n’ouvrir des portes
que sur des corps doubles. Mais toujours je savais, avant d’ouvrir chaque
porte, je savais que derrière allait apparaître… c’est pour cela d’ailleurs,
que j’ouvrais des portes, toujours – c’était ma principale activité
là-bas : ouvrir des portes. Pour avoir confirmation, je crois, de ce que
je savais déjà. Pour m’entêter de ce motif récurrent : des corps siamois,
hommes, femmes, enfants. Des animaux siamois peut-être. Je ne suis pas allée
dans le zoo, mais je me les imaginais : les éléphants doubles, les girafes
aux cous clivés, penchant d’un côté et de l’autre. Oui, j’avais de
l’imagination dans ce rêve, et j’imaginais les possibilités de ce monde. Elles
m’apparaissaient par fulgurances. Par frissons. Chaque frisson accouchait d’un
possible : une cage avec deux fois plus de barreaux, un ascenseur double capacité,
un escalier deux fois plus en colimaçon, un immeuble large comme deux collines…
tout s’élargissait comme l’utérus d’une femme qui accouche.
Moi rêvant de moi rêvant de... Comme un rêve double lui aussi.
C’est étrange, maintenant. Tout le monde était deux, et pas une seule fois
je ne t’ai sentie à mes côtés. J’étais tellement absorbée par eux.
A force d’ouvrir des portes, j’ai été prise de malaise. Je ne sais pas pourquoi.
Parce que je ne te sentais pas là, peut-être. Eux étaient si parfaitement
complets, et moi si parfaitement incomplète. C’était ça l’angoisse du rêve. A partir
de cet instant, je n’ai pas cessé de vouloir me réveiller. Mais ça a continué…
A force d’ouvrir toutes les portes j’ai fini par me retrouver dehors. Il y
avait toute une foule de siamois. Ce doit être jour de parade, me suis-je dit.
J’ai repensé à ce vieux film que tu m’as raconté. Où des créatures difformes
sont exposées dans un cirque de foire.Tu m’as dit qu’ils avaient pris de vrais
monstres pour le tournage. De vraies sœurs siamoises. J’ai cru que c’était là
que me portait la foule, que nous allions tous au cirque. Les gens marchaient
d’un même élan, dans la même direction. Ils marchaient comme nous, Ady. Ils
balançaient les deux jambes au centre, prenaient appui sur elles, puis ils balançaient
les deux jambes extérieures vers l’avant. Ils avançaient vite. Plus vite que nous.
Ils ont l’habitude là-bas ! J’ai demandé autour de moi « où
va-t-on ? », des siamoises m’ont tendu un miroir en me souriant. Un
miroir brisé.
Quand je t’ai vue, quand j’ai su que c’est vers toi qu’ils allaient, j’ai
voulu courir, j’ai voulu aller au devant, mais ils étaient trop nombreux, et
ils allaient tellement plus vite que moi. (Je me suis rendu compte que sans toi
je ne pouvais pas courir.)
Tu étais assise sur le rebord d’un pont, Ady. Tu souriais. Ils t’avaient mis
une corde autour du cou, et toi tu continuais à sourire. Ils semblaient si
joyeux de te voir. Tu étais là, seule, comme moi. Mais pourquoi ne me
voient-ils pas, me disais-je. Pourquoi ne me redonnent-ils pas ma place auprès
de toi ? Ils ne me voyaient pas. Je me suis mise à chercher de la colle,
Ady, c’est bête n’est-ce pas ? C’est bête les rêves… J’ai demandé autour
de moi si quelqu’un n’avait pas de la glu sur lui. Je m’en étais déjà fait une représentation
parfaite : un gros tube cylindrique et jaune. Et on m’a dit : lui en
a, lui en a, mais impossible de savoir qui, dans cette foule, impossible de les
trouver. Quand enfin quelqu’un m’a tendu quelque chose, ce n’était pas le tube
que j’attendais mais un élastique, de la taille de ceux que l’on met dans les
cheveux pour s’en faire des queues de cheval.
...
A suivre le 25 avril 2009...